Entretien avec Nicodème
De l’évangile selon saint Jean
Jn 3, 1-12 – 1 Or, il y avait parmi les Pharisiens un homme nommé Nicodème, un des principaux parmi les Juifs. 2 Il vint de nuit trouver Jésus, et lui dit : « Maître, nous savons que vous êtes venu de la part de Dieu, comme docteur, car personne ne saurait faire les miracles que vous faites, si Dieu n’est pas avec lui. » 3 Jésus lui répondit : « En vérité, en vérité, je te le dis, nul, s’il ne naît de nouveau, ne peut voir le royaume de Dieu. » 4 Nicodème lui dit : « Comment un homme, quand il est déjà vieux, peut-il naître ? Peut-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère, et naître de nouveau ? » 5 Jésus répondit : « En vérité, en vérité, je te le dis, nul, s’il ne renaît de l’eau et de l’Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu 6 Car ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit.
7 Ne t’étonne pas de ce que je t’ai dit : il faut que vous naissiez de nouveau. 8 Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix ; mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va : ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit. » 9 Nicodème lui répondit : « Comment cela se peut-il faire ? » 10 Jésus lui dit : « Tu es le docteur d’Israël, et tu ignores ces choses ! 11 En vérité, en vérité, je te le dis, nous disons ce que nous savons, et nous attestons ce que nous avons vu, mais vous ne recevez point notre témoignage. 12 Si vous ne croyez pas quand je vous parle des choses qui sont sur la terre, comment croirez-vous si je viens à vous parler de celles qui sont dans le ciel ?
Commentaire et réflexion
Il y avait dans la Synagogue des hommes de bonne foi, de loyauté réelle, que l’éducation juive n’avait pas tellement imprégnés qu’ils ne demeurassent accessibles à la vérité. Nicodème est de ce nombre. Il appartient à la secte la plus en vue, celle des pharisiens. Il est prince des Juifs, c’est-à-dire qu’il fait partie du grand conseil ou Sanhédrin. Il est droit, et c’est pour cela qu’il vient au Seigneur ; il semble un peu timide, il aime les ménagements, et c’est pour cela qu’il vient à la nuit tombée ou tombante. Aussi bien, sa démarche ne pouvait demeurer absolument secrète, et nous verrons qu’il n’hésitera pas à prendre la défense du Seigneur devant le conseil (Jn 7, 50) ; enfin, à l’heure la plus critique, lorsque les passions seront les plus allumées et que tout semblera perdu, il n’hésitera pas davantage à faire œuvre de disciple dévoué et fidèle ; il descendra le Seigneur de la croix et donnera au cœur de Notre-Dame, par le respect tendre avec lequel il traitera le corps de son Fils, une suprême consolation. Selon la tradition, il fut maltraité par les Juifs au cours de la tourmente qui suivit la mort de saint Étienne, sans obtenir pourtant la gloire du martyre.
Nicodème se présente au Seigneur au moment du repos, au soir d’une de ces journées si bien remplies : mais le Seigneur accueille à toute heure, avec une souveraine bonté. Et l’entretien s’engage. Nicodème est aimable, il est respectueux ; disons mieux : il commence par un acte de foi. Lui, personnage âgé et considérable, il se met à l’école de ce rabbi de trente ans ; il lui donne, comme l’ont fait André et Jean, le titre de Maître ; et de peur que ce titre ne semble être qu’une simple appellation d’honneur, Nicodème affirme la réalité de ce qu’il implique : « Nous savons que vous êtes venu de Dieu, comme docteur ; car personne n’est capable d’accomplir les miracles que vous faites à moins que Dieu ne soit avec lui. » Nicodème croit à la valeur probante des miracles et raisonne comme le fera l’aveugle-né ; ceux que le Seigneur a réalisés déjà lui suffisent ; il en conclut, sinon que Jésus est Dieu, — ceci n’ayant pas encore été mis en pleine lumière, — du moins qu’il vient de la part de Dieu, qu’il est le Messie.
Saint Jean a sans doute éliminé, dans un souci de brièveté, une part de l’entretien ; peut-être aussi le Seigneur, qui n’ignorait pas ce qu’il y a dans l’homme, vit-il la pensée secrète de Nicodème : en tout cas, l’enseignement du Seigneur nous montre à quelle préoccupation il entend répondre. L’âme droite de Nicodème ne voulait que savoir la vraie justice surnaturelle, ce qu’il faut être et faire pour plaire à Dieu ; il ne voulait qu’entrer dans l’alliance nouvelle, dans ce Royaume de Dieu dont Jean-Baptiste avait annoncé l’approche, mais sans dire précisément en quoi il consiste. Or, le peuple juif était disposé par ses habitudes et par son orgueil à ne voir dans le régime nouveau qu’une continuation de l’ancien : des pratiques encore, la fidélité trop souvent matérielle à la Loi, tout cet ensemble pétrifié contre lequel saint Paul ne cessera de lutter. Gardons-nous d’opposer l’un à l’autre les deux Testaments : ce serait Marcionisme ou Manichéisme ; gardons-nous aussi de les isoler. L’Ancien Testament est une ébauche, une préparation divine, mais il n’est que cela. « En vérité, en vérité, je vous le dis, déclare le Seigneur, quiconque ne naît pas d’en haut ne saurait voir le Royaume de Dieu. » La formule solennelle et assertive qu’emploie le Seigneur a pour dessein de marquer tout à la fois et la gravité du précepte, et la difficulté qu’éprouvera l’intelligence juive à le bien comprendre. La condition requise pour voir la cité de Dieu, c’est-à-dire pour y entrer, pour être citoyen de ce Royaume, consiste dans une naissance nouvelle : ce n’est pas une œuvre qui vienne de nous, ni de la Loi, ni de notre activité. Il s’agit non d’une dénomination extérieure, mais d’une transformation complète, qui vient d’en haut, qui est profonde et fait de nous une créature nouvelle. Cette condition est indispensable ; elle est universelle. On n’appartient à la théocratie définitive que moyennant une régénération, un renouveau de l’homme tout entier : dans ce royaume il n’y a que des fils de Dieu.
Et Nicodème dit au Seigneur : « Comment un homme pourrait-il naître, lorsqu’il est vieux ? Il ne peut pourtant pas une seconde fois rentrer dans le sein de sa mère et être mis au monde ! » C’est une rénovation intérieure que Dieu nous demande, et Nicodème le devine bien. Sa question n’a aucunement le sens naïf qu’on lui prête d’habitude. Il ne songe pas à la réitération d’une naissance corporelle. « Renaître ? dit-il ; mais je suis vieux. C’est tout le passé de ma vie qui m’a fait ce que je suis ; est-ce que je puis l’effacer et faire qu’il n’ait pas été ? est-ce que je puis ressaisir ma vie à son origine, retourner au sein de ma mère, être engendré de nouveau ? » Le sentiment est profondément humain ; combien de fois n’avons-nous pas souhaité revenir en arrière, reprendre toute notre vie dès son origine ? Sous sa forme paradoxale, la question de Nicodème ne fait donc que solliciter un supplément de doctrine et des éclaircissements au sujet de cette mystérieuse naissance.
Le Seigneur s’explique et insiste. Même formule solennelle rencontrée déjà : « En vérité, en vérité, je vous le dis : nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu que s’il naît de l’eau et de l’Esprit. » Ce n’est plus à notre mère selon la chair que nous irons demander cette seconde naissance ; un autre sein maternel nous est proposé : c’est l’eau baptismale ; tous ceux qui sont plongés dans ce liquide vivant en sortent également régénérés ; quels que soient l’âge ou le sexe et nonobstant toutes les conditions naturelles antérieures, ils ne sont plus désormais ensemble qu’une même famille céleste, la race des enfants de Dieu. Écoutons le commentaire magnifique de l’Église dans la Bénédiction des fonts, le Samedi saint : Qui (Spiritiis Sanctus) hanc aquam regenerandis hominibus praeparatam, arcana sui numinis admixtione foecundet : ut sanctificatione concepta, ab immaculato divini fontis utero, in novam renata creaturam, progenies caelestis emergat ; et quos aut sexus in corpore, aut aetas discernit in tempore, omnes in unam pariat gratia mater infantiam. Et le baptême du Seigneur n’est pas simplement un baptême par l’eau, comme celui de Jean ; c’est un baptême dans l’eau et dans l’Esprit, selon que l’avait annoncé le Précurseur. Non que nous soyons les fils de l’Esprit de Dieu : mais parce que c’est l’Esprit qui nous fait devenir enfants de Dieu. L’Esprit de Dieu est ici, non la seule personne de l’Esprit-Saint, mais Dieu tout entier, Père, Fils et Saint-Esprit : car la formule sacramentelle du baptême est expressive de la Trinité. Mais l’Esprit-Saint étant le terme des processions divines, il est exact de l’appeler l’Esprit vivifiant, de le considérer comme le principe de l’effusion de Dieu hors de lui. Et c’est par celui qui, chez Dieu, et en vertu de sa fonction hypostatique, est le lien consubstantiel de la Trinité, que nous sommes nous-mêmes attachés à Dieu. Grâce à lui, nous devenons frères de Notre-Seigneur Jésus-Christ et cohéritiers de son Royaume : nous sommes portés ainsi jusque dans le sanctuaire de la vie divine.
La question de Nicodème fournit au Seigneur l’occasion de marquer fortement la différence des deux générations et des deux naissances, comme aussi des deux natures qui sont, par elles, constituées en nous. Cette différence vient de ce que chacune des deux natures ou des deux vies est à l’image de son principe. « Ce qui est né de la chair est chair » : c’est ce que nous tenons du premier Adam ; « ce qui est né de l’Esprit est esprit » : c’est ce que nous tenons du second Adam. La première de ces deux naissances et de ces deux vies ne suffit pas pour nous donner droit au Royaume de Dieu. Les Pélagiens eux-mêmes ne l’ont pas cru ; ils ont inventé un moyen terme, un lieu moyen où loger les enfants morts sans baptême.
Les formules employées ici par le Seigneur sont universelles : la condition est donc la même pour tous. Mais les Juifs ne se trouvaient-ils pas, eux, de plain-pied avec les choses du Royaume de Dieu ? N’avaient-ils pas un essai de théocratie, l’alliance avec Dieu, la Loi, la justice ? Le Seigneur, au verset 7, va au-devant de ces prétentions et de cette aspiration au privilège : « Ne vous étonnez pas de ce que je vous ai dit (au singulier, ceci s’adressant au seul Nicodème) : il faut que vous (au pluriel), vous naissiez de nouveau. » Le judaïsme ne vous sauvera pas. Le Royaume n’appartient qu’aux régénérés. Et cela est normal : il y a deux races et deux vies; on ne saurait appartenir à une famille qu’à la condition de porter en ses veines le sang de cette famille. En sa qualité de Juif, Nicodème devait trouver bien des difficultés dans la doctrine proposée, et hésiter aussi devant des objections d’ordre général. Une naissance spirituelle dans un être charnel ; un changement foncier, renouvelant l’être de fond en comble ; un changement universel et qui s’impose à l’humanité entière ; et le tout avec ce principe mystérieux : l’eau et l’Esprit ! « Le vent (πνεύμα) souffle où il veut, dit le Seigneur, et vous en entendez le bruit, mais vous ne savez d’où il vient et où il va ; ainsi en est-il pour quiconque est né de l’Esprit (πνεύματος). »
C’est une parabole en raccourci. Pendant la conversation du Seigneur avec Nicodème, peut-être le vent soufflait-il au dehors, fournissant au Maître l’emblème matériel de son enseignement. Il en est de l’Esprit de Dieu comme de son symbole, qui lui est apparenté à ce point que le même nom sert à tous deux. Les deux sont invisibles, et ne se traduisent que par leurs effets, comme ils n’obéissent qu’à leurs propres lois. Le vent souffle où il veut ; l’Esprit de Dieu se répand jusqu’où il lui plaît. Vous entendez sa voix ; vous pouvez constater sa présence et reconnaître sa puissance à l’étendue des résultats ; mais vous ne savez ni d’où il vient : il faudrait pour cela connaître les profondeurs de Dieu ; ni où il va : car il pénètre jusqu’à l’intime de l’homme et se répand dans l’univers entier. Le Seigneur dessine donc, en termes symboliques, la liberté, l’universalité, le caractère tout-puissant, incoercible, mystérieux de l’action de l’Esprit divin dans le monde, et aussi dans chacun des fils adoptés de Dieu. Comme la vie, en effet, est proportionnée à son principe, les qualités de l’Esprit de Dieu sont celles-là mêmes de quiconque est né de l’Esprit. Sa conduite, ses pensées, ses tendances sont inintelligibles surtout pour l’homme adamique : Animalis homo, écrira l’Apôtre, non percipit ea quae sunt Spiritus Dei[efn_note]L’homme animal ne reçoit pas ce qui vient de l’Esprit de Dieu[/efn_note](1 Co 2, 14). D’où viennent les changements soudains dans les âmes ? quel est leur terme ? à quelles lois obéit le développement d’une vie surnaturelle ? le monde est incompétent pour l’apprécier.
Nicodème, en écoutant le Seigneur, ne cède pas à une impression de doute ; peut-être même salue-t-il de son désir ardent l’accomplissement de cette radicale et glorieuse révolution ; mais parce qu’elle dépasse toute force humaine, il demande : « Comment cela se pourra-t-il faire ? » Et quels procédés seront efficaces pour une telle œuvre ? — « Comment, reprend à son tour le Seigneur, vous êtes maître en Israël, et vous ne connaissez pas ces choses ! » c’est-à-dire la révolution que Dieu médite et les voies par lesquelles elle s’accomplira. Les prodiges vous ont-ils manqué ? Dieu n’a-t-il pas montré sa puissance ? N’avez-vous pas lu les prophètes, Ézéchiel, par exemple (36, 22-32), et deviné les procédés dont usera le Seigneur ? Vous êtes chargés, comme docteur, de montrer le caractère symbolique et figuratif des rites et miracles décrits dans les Livres Saints, et vous ignorez ! — Il est à remarquer que le Seigneur, après avoir jusque-là parlé en son nom et au singulier, — et avant d’y revenir encore au verset 12, — subitement, au verset 11, parle au nom de plusieurs, comme s’il ne faisait que citer un adage courant, incriminant comme inexcusables ceux qui se dérobent à un témoignage qu’on ne peut récuser sans mauvaise foi. Les autres explications, qui pour justifier ce pluriel inattendu supposent le collectif avec le Père, ou avec les prophètes, ou même avec des apôtres présents à l’entretien, nous paraissent dénuées de tout élément plausible. « En vérité, en vérité, je vous le dis, nous parlons de ce que nous savons et rendons témoignage de ce que nous avons vu : et vous n’acceptez pas notre témoignage ! Si, lorsque je vous ai parlé des choses qui se passent sur terre, vous n’avez pas cru, comment croirez-vous si je vous parle des choses célestes ? » Dans la personne de Nicodème, le Seigneur vise la Synagogue et son hostilité. Déjà, dans l’Ancien Testament, et au cours de toute l’histoire juive, alors que les œuvres de Dieu et ses enseignements étaient de l’ordre sensible, le peuple n’a cessé d’être en révolte et de témoigner de son incrédulité : comment croirait-il, aujourd’hui que le Fils de Dieu apporte une doctrine plus haute, toute céleste, la vie surnaturelle, la Rédemption, l’Eucharistie ?
De l’évangile selon saint Jean
Jn 3, 13-21 – « Et nul n’est monté au ciel si ce n’est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme qui est dans le ciel. 14 Comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, il faut de même que le Fils de l’homme soit élevé, 15 Afin que tout homme qui croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait a vie éternelle.
16 En effet, Dieu a tellement aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point mais ait la vie éternelle. 17 Car Dieu n’a pas envoyé le Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. 18 Mais celui qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu.
19 Or, voici quel est le jugement : c’est que la lumière est venue dans le monde, et que les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises. 20 Car quiconque fait le mal, hait la lumière, de peur que ses œuvres ne soient blâmées. 21 Mais celui qui accomplit la vérité vient à la lumière, de sorte que ses œuvres soient manifestées, parce qu’elles sont faites en Dieu.
Commentaire et réflexion
Il est naturel que ces réflexions soient attribuées à saint Jean plutôt que placées sur les lèvres du Seigneur. Elles ressemblent beaucoup à celles du chapitre 1 (15-18). Dans les deux cas, le dessein de l’évangéliste est de nous affirmer, avec la divinité du Sauveur, l’autorité souveraine de sa doctrine. Comme Nicodème l’avait reconnu, Jésus était venu de Dieu : mais il en venait mieux que les prophètes, à un titre infiniment supérieur. Il vit dans la pleine lumière ; il est lui-même la lumière. Qui est jamais allé puiser la vérité à sa source ? qui est descendu de ce sanctuaire pour nous apporter la vie ? Il n’en est qu’un seul au monde qui possède l’autorité absolue : c’est le Fils de l’homme, celui qui est descendu du ciel, qui y est remonté, qui y règne aujourd’hui. Il est le vrai docteur de l’humanité. Et il faut qu’il soit élevé sur le monde, montré au monde, vu de lui. Il faut que l’évangélisation porte son nom partout. S’il a été élevé en croix, c’est pour que sa croix même lui fût une chaire d’où il parlat au monde, pour le salut de ceux qui ont foi en lui. Les choses se passent comme jadis au désert (Nb 21, 6-9). Lorsque le peuple des murmurateurs fut atteint par la plaie des serpents de feu. Moïse fit dresser sur une croix un serpent d’airain : il suffisait de le regarder pour être guéri. Il en va de même dans l’économie nouvelle : tout homme qui lève les yeux avec foi vers le Seigneur crucifié, qui croit à la doctrine du Seigneur crucifié, échappera à la mort éternelle. L’efficacité de cette seconde naissance dont il a été parlé à Nicodème se puise au sacrifice du Calvaire. Tout homme, Juif ou gentil, qui croit « en lui », c’est-à-dire qui a foi, qui est baptisé et qui demeure en lui, possède la vie éternelle. On ne peut puiser la vie que là où elle est.
Sauf à encourir le reproche de paradoxe, nous dirions volontiers qu’il n’y a au monde qu’un seul mystère. Est-ce le mystère de la Très Sainte Trinité ? Non : il est normal que Dieu soit au-dessus de notre pensée et des expériences qui ont formé notre pensée ; il est naturel que Dieu ne ressemble à rien de créé. Est-ce donc le mystère de l’Incarnation ? Mais on lui trouve quelque raison, il est rendu jusqu’à un certain point explicable si Dieu aime, s’il aime et agit en Dieu. Et c’est pour cela que saint Jean donne ailleurs comme l’acte de foi essentiel de la vie chrétienne cette croyance à l’amour de Dieu pour nous : Et nos cognovimus et credidimus caritati quam habet Deus in nobis[efn_note]Et nous, nous avons connu et croyons en l’amour que Dieu a mis en nous[/efn_note] (1 Jn 4, 16). Mais nous n’avons fait que reculer la difficulté, car nous ne savons pas pourquoi Dieu nous aime ; et c’est là qu’est le mystère. Est-ce que nous sommes dignes d’être aimés, d’être aimés de Dieu ? Est-ce que Dieu, dans sa solitude, n’est pas pleinement et éternellement heureux ? Y a-t-il donc chez lui comme un besoin d’aimer et de se donner ? Sur tout cela Dieu nous renseignera quelque jour, s’il lui plaît ; il nous montrera que son être comme son amour sont de lui, a se. En attendant, nous savons que Dieu nous aime. Cela suffit. Et il aime jusqu’à l’excès : propter nimiam caritatem suam qua dilexit nos[efn_note]À cause du grand amour ont il nous a aimés[/efn_note] (Ep 2, 4). « Dieu, dit l’évangéliste, a aimé le monde au point de donner son Fils unique, afin que quiconque s’attache à lui par la foi ne périsse pas, mais possède la vie éternelle. » C’est, en peu de mots, tout le dessein de Dieu dans l’Incarnation, la Rédemption, l’Église, l’éternité.
Il n’est pas d’autre motif de l’Incarnation que la miséricorde et l’amour. « Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour qu’il jugeât le monde, mais afin que le monde fût sauvé par lui. » Si le Seigneur n’était pas venu, tout homme eut été jugé, c’est-à-dire condamné, exclu de la vie éternelle. S’il vient, c’est, dans l’intention de Dieu, afin qu’échappent à une sentence de mort tous ceux qui l’accueilleront comme leur Sauveur. « Celui qui croit en lui n’est pas jugé » : celui qui est en Notre-Seigneur Jésus-Christ n’a rien à craindre, à la seule condition qu’il y soit tout entier, par sa pensée, par sa volonté, par ses affections, par son activité, par tout son être. « Quant à celui qui ne croit pas, il est déjà jugé, parce qu’il n’a pas eu foi au nom du Fils unique de Dieu. » Il se maintient volontairement en dehors du salut, il renonce à l’unique moyen d’être reçu chez Dieu ; il se condamne lui-même.
La méditation de saint Jean se poursuit. Il est vrai que le Seigneur n’est pas venu pour juger ; il est non moins vrai que sa venue a été l’occasion d’un jugement, d’un discernement parmi les hommes. Voici en quoi consiste ce jugement. La lumière est venue dans le monde : elle y est venue en personne et elle a habité parmi nous. Il en est qui se sont attachés à elle ; il en est d’autres qui ont préféré les ténèbres à la lumière. La lumière s’approchait : pourquoi ont-ils fait tant d’efforts pour s’éloigner d’elle ? C’est que leurs œuvres étaient mauvaises. Ils s’aimaient eux-mêmes, ils aimaient leur mal, et ils trouvèrent importune la lumière qui venait à eux ; ils avaient un système, des habitudes mentales, et ils s’y enfermèrent jalousement, défiant l’effort qui prétendait les sauver. Car c’est chose fatale : quiconque fait le mal, hait la lumière et se détourne d’elle ; il a besoin des ténèbres, afin de n’avoir pas à rougir devant soi-même et devant tous de ses œuvres perverses. Mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, il aime le grand jour : il ne redoute pas, lui, que ses œuvres soient manifestées, car elles sont accomplies en Dieu, selon Dieu ; non pas qu’il recherche le regard et l’applaudissement des hommes, mais il n’a rien à dissimuler : il a son âme dans ses mains ; chacun y peut lire à son gré. — Ces réflexions de saint Jean, en même temps qu’elles sont une prédication, expliquent le partage qui a lieu dans le monde à l’heure de l’Incarnation et au cours des âges ; elles mettent à nu le motif de la haine dont est poursuivie la vérité morale et surnaturelle : ceux qui font la vérité, c’est-à-dire qui établissent la conformité entre leurs œuvres et la loi, comment s’élèveraient-ils contre la vérité, n’ayant point de motif pour le faire ?