Le baptême du Seigneur
De l’évangile selon saint Matthieu
Mt 3, 13-17 – 13 Alors parut Jésus, venant de Galilée au Jourdain vers Jean, pour être baptisé par lui. 14 Jean s’en défendait en disant : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par vous, et vous venez à moi ! » 15 Jésus lui répondit : « Laisse faire maintenant, car il convient que nous accomplissions ainsi toute justice. » Alors Jean le laissa faire.
16 Jésus ayant été baptisé sortit aussitôt de l’eau, et voilà que les cieux s’ouvrirent pour lui, et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. 17 Et voilà que ces cieux une voix disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances. »
De l’évangile selon saint Marc
Mc 1, 9-11 – 9 Or, il arriva en ces jours-là que Jésus vint de Nazareth de Galilée et se fit baptiser par Jean dans le Jourdain. 10 Et, comme il remontait de l’eau, il vit les cieux entrouverts et l’Esprit qui descendait sur lui, comme une colombe. 11 Et il y eut une voix des cieux : « Tu es mon Fils bien-aimé, en toi j’ai mis mes complaisances. »
De l’évangile selon saint Luc
Lc 3, 21-23 – 21 Or il advint, une fois que tout le peuple eut été baptisé et au moment où Jésus, baptisé lui aussi, se trouvait en prière, que le ciel s’ouvrit, 22 et l’Esprit Saint descendit sur lui sous une forme corporelle, comme une colombe. Et une voix partit du ciel : « Tu es mon fils; moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. » 23 Et Jésus, lors de ses débuts, avait environ 30 ans, et il était, à ce qu’on croyait, fils de Joseph, fils d’Héli.
Commentaire et réflexions
De Nazareth en Galilée, où il demeurait avec sa Mère, Jésus descendit vers la rive du Jourdain et vers Jean, afin de recevoir de lui le baptême. Il y avait foule autour de Jean, note saint Luc, lorsque parut le Seigneur. Mais une question se pose aussitôt : Comment le Fils de Dieu, qui est sans péché, va-t-il au-devant d’un rite qu’il ne peut recevoir sans donner de soi-même une fausse idée ? Nous pourrions répondre seulement : Cela prouve que le Seigneur avait le tempérament de sa Mère. Car la difficulté soulevée est une difficulté générale : la Circoncision est dans le même cas, et la Purification, et la souffrance, et la mort sur la croix. Rappelons-nous la doctrine de l’épître aux Hébreux : Decebat enim eum, propter quem omnia et per quem omnia, qui multos filios in gloriam adduxerat, auctorem salutis eorum per passionem consummare. Qui enim sanctificat et qui sanctificantur, ex uno omnes… Unde debuit per omnia fratribus similari, ut misericors fieret et fidelis pontifex ad Deum[efn_note]En effet, il était bien digne de celui pour qui et par qui sont toutes choses, qu’ayant à conduire à la gloire un grand nombre de fils, il élevât par les souffrances au plus haut degré de perfection le chef qui les a guidés vers le salut. 11 Car celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiés, tous sont d’un seul… De là vient qu’il a dû être fait semblable en tout à ses frères, afin d’être un Pontife miséricordieux et qui s’acquittât fidèlement de ce qu’il faut auprès de Dieu[/efn_note] (2, 10 ss.). Évidemment, le baptême de Jean n’était pas nécessaire au Seigneur pour effacer une faute en lui ; mais aussi, qui nous dit que le baptême du Précurseur dût avoir le même effet chez tous ceux, quels qu’ils fussent, qui le recevaient ? Sans doute, toutes les exceptions à une loi qui suppose le péché étaient justifiées en faveur de Notre-Seigneur et de sa Mère ; mais s’ils avaient revendiqué les droits de leur innocence parfaite, n’eussent-ils pas paru diminuer leur condescendance, et peut-être fait douter de leur réelle fraternité avec nous ? Lorsque le triomphateur romain montait au Capitole, dans la somptueuse beauté de l’honneur presque divin qui lui était déféré, un esclave, placé derrière son char, n’avait d’autre fonction que de lui dire : « César, souvenez- vous que vous êtes homme ! » Il aurait pu l’oublier, au milieu de l’enivrement du triomphe. Il en va bien autrement de notre Sauveur. Il oublie volontairement, lui, qu’il est Dieu ; et c’est en vain que Jean lui rappellera, avec une sainte timidité, les privilèges de sa justice infinie : le Seigneur n’entend pas ; il s’incline tout entier devant sa mission de Rédempteur ; il semble écarter de lui, comme indigne de lui, toute distinction qui le mettrait à part de la chère humanité. Mais c’est dans cette démission absolue que Dieu trouve le sûr moyen d’exalter celui qui s’abaisse.
Le Seigneur descend donc dans le Jourdain. Et nous avons ici une réplique fidèle de la scène de la Visitation, la reproduction symétrique, chez les deux fils, de ce qui s’est passé, trente ans plus tôt, chez les deux mères. Jean se récusait ; il arrêtait le Seigneur et lui disait : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par vous, et c’est vous qui venez à moi ! » Mais Jésus insiste ; il y a chez lui un dessein ferme, une volonté résolue : « Laissez faire maintenant, répond-il ; car c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice. » Alors, dit saint Matthieu, Jean se prête au vouloir du Seigneur. Nous comprenons un peu déjà, grâce aux explications fournies naguère, la réponse de Jésus, si complète et si pleine dans sa brièveté, qu’elle triomphe aussitôt de la réserve de Jean. Le Seigneur veut se confondre dans la foule humaine, il veut être et paraître de la même étoffe vivante que nous tous. Alors que chaque âme religieuse s’empresse de recevoir le baptême, comment s’en affranchirait-il ? Encore que la chose ne soit point pour lui de précepte, il suffit, pour qu’il s’y soumette, qu’elle soit juste, bonne et sainte. On pourrait dire aussi que le soin qu’il prend de ne pas s’affranchir des conditions communes dérobait au démon la réalité divine : l’orgueil ne comprend rien à l’humilité.
Mais peut-être existe-t-il une autre explication encore. Rappelons-nous la condition commune de tous les sacrements : le vrai ministre de chacun d’eux est Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ce qu’il faisait au cours de sa vie, guérissant les corps et les âmes, il n’a pas cessé de l’accomplir en son Église. L’efficacité du rite sacramentel n’est obtenue que moyennant l’intention de faire ce que fait l’Église, ce que fait, par elle, son Époux. Or, ce n’est pas seulement dans les sacrements de la loi de grâce que l’action du Seigneur Jésus, du Sauveur universel, se traduit ainsi. Comme le Seigneur s’est préexisté, comme l’Agneau, selon la parole de l’Apocalypse (13, 8), a été immolé dès l’origine du monde, la grâce de la loi de nature, la grâce de la loi mosaïque venaient de lui. Nul n’est sauvé, nul n’est agréable à Dieu que par lui. Dans l’ancienne économie, sans doute, ni la grâce n’était aussi abondante, ni surtout les sacrements n’avaient la même efficacité ; mais enfin, dans la mesure où la grâce était donnée, elle était donnée par le Seigneur. Comment donc s’établissait le lien de continuité ? Comment le Seigneur a-t-il pu, par une sorte d’anticipation mystérieuse, conférer même une efficacité réduite à des rites historiquement antérieurs à sa venue ? Il nous semble qu’on pourrait répondre : en les recevant lui-même. Ainsi le rite sacramentel de l’ancienne loi, au lieu de donner au Seigneur, recevait de lui sa valeur et toute la portée de son action. Or, le baptême de Jean était l’un de ces rites sacramentels. Le Seigneur avait autrefois sanctifié son Précurseur ; il sanctifiait maintenant le baptême de son Précurseur ; dès la première heure, le baptême de Jean n’avait eu de vertu que parce que Jésus devait s’y soumettre. C’était donc « remplir toute justice » et toute la volonté de Dieu que conférer au baptême de Jean ce sans quoi il n’eût été qu’une ablution vulgaire.
Aussitôt après avoir reçu le baptême, Jésus sortit des eaux ; il priait, dit saint Luc. Tout à coup les cieux s’ouvrirent et, sous la forme visible d’une colombe, l’Esprit de Dieu descendit se reposer sur lui. Tout ce qui se passe au bord du Jourdain est l’inauguration solennelle de son ministère de prophète et de rédempteur. Les anciens prophètes avaient reçu, eux aussi, une investiture divine, en vue d’une œuvre déterminée. Lorsque le Seigneur se présenta pour la première fois dans la synagogue de Nazareth, le passage que l’on devait expliquer ce samedi-là était emprunté au chapitre 61 d’Isaïe ; et Jésus fit observer que la prophétie était accomplie, désormais, sous les yeux de ses compatriotes : « L’Esprit du Seigneur est sur moi ; c’est pourquoi il m’a marqué de son onction, et envoyé annoncer aux pauvres la bonne nouvelle… » (Lc 4, 16-21). L’Esprit-Saint, qui est influence et tendance, est aussi la main de Dieu sur l’homme (Ez 1, 3). Seulement, ici, chez le Christ, dans une nature sainte et hypostatiquement unie au Verbe, la mainmise de Dieu est une onction. C’est l’huile d’Aaron descendant de sa tête sur sa barbe et jusqu’à la frange de son vêtement, de manière à l’envelopper tout entier de son parfum. C’est surtout une onction intérieure, toute de douceur, de charme, d’amour,, de simplicité, de pureté : Unxit te, Deus, Deus tuus, oleo laetitiae prae consortibus tuis (PS 44, 8)[efn_note]Dieu, ton Dieu, t’a oint d’une huile d’allégresse, de préférence à tes compagnons.[/efn_note]. Les cieux s’ouvrent ; et ce n’est point pour laisser tomber la foudre : mais une blanche colombe, symbole choisi de l’Esprit de Dieu, en descend d’un vol rapide. Elle repose à jamais sur le Seigneur. Après le baptême de Jean, c’est celui de l’Esprit, et le Seigneur plongé tout entier dans ses eaux vives. Encore faut-il noter que cette théophanie ne fait que manifester d’une façon sensible un état qui existe chez le Seigneur depuis le premier instant de son Incarnation.
Selon saint Matthieu et saint Marc, la colombe fut aperçue du Seigneur ; saint Jean la vit lui aussi, nous le savons par le quatrième évangile (1, 32-34) ; elle était même pour lui le signe providentiel, l’indice du vrai caractère du Messie et de son rôle. Nous n’oserions ni affirmer, ni nier que les Juifs aient eu la même vision. Peut-être entendirent-ils la voix du Père, accréditant son Fils auprès des hommes ; peut-être le signe de la voix était-il surtout pour le peuple. Car, afin qu’il ne manquât personne, une voix laissa tomber du ciel entrouvert ces mots, que nous entendrons encore le jour de la Transfiguration : « Celui-ci est mon Fils, l’aimé, en qui je me complais. » Saint Marc et saint Luc ont le discours direct : Vous êtes mon Fils. Vous êtes l’aimé, en vous je me repose avec joie ; toute ma tendresse, tout mon plaisir sont en vous. – Mais ceci non plus n’est point une inauguration, c’est la manifestation d’une condition éternelle : Tecum principium, in die virtutis tuae, in splendoribus sanctorum, ex utero ante luciferum genui te[efn_note]Ton peuple accourt à toi au jour où tu rassembles ton armée, avec des ornements sacrés; du sein de l’aurore vient à toi la rosée de tes jeunes guerriers. (Ps 109, 3)[/efn_note]. La Sainte Trinité glorifie le Verbe Incarné dans la proportion où il vient de s’abaisser ; elle autorise par ce prodige l’œuvre qu’il va commencer bientôt : tous ceux qui se mettront en rapport avec le Christ rencontreront Dieu tout entier. Il serait étrange que nous ne consentions pas à aimer uniquement celui que le Père aime uniquement.
Saint Luc ajoute que « ce Jésus », celui qui venait d’être marqué par un tel miracle, commençait son ministère, âgé d’environ trente ans. « Il était, à ce que l’on croyait, fils de Joseph. » C’est ici que l’évangéliste donne sa généalogie du Seigneur : nous l’avons expliquée déjà. Il est sûr que les Juifs ne comprirent pas alors toute la portée du témoignage de l’Esprit et de celui du Père.