Le prologue de saint Jean
De l’évangile selon saint Jean
Jn 1, 1-18 – 1 Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu. 2 Il était au commencement avec Dieu. 3 Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut. 4 Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, 5 et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie.
6 Il y eut un homme envoyé de Dieu. Son nom était Jean. 7 Il vint pour témoigner, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. 8 Celui-là n’était pas la lumière, mais il avait à rendre témoignage à la lumière.
9 Le Verbe était la lumière véritable, qui éclaire tout homme ; il venait dans le monde. 10 Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l’a pas reconnu. 11 Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas accueilli. 12 Mais à tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, 13 lui qui ne fut engendré ni du sang, ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme, mais de Dieu. 14 Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité.
15 Jean lui rend témoignage et il clame : « C’est de lui que j’ai dit : Celui qui vient derrière moi, le voilà passé devant moi, parce qu’avant moi il était. »
16 Oui, de sa plénitude nous avons tous reçu, et grâce pour grâce. 17 Car la Loi fut donnée par Moïse ; la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ. 18 Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est tourné vers le sein du Père, lui, l’a fait connaître.
Commentaire et réflexion
Chez les synoptiques, le récit évangélique fait commencer la vie du Seigneur avec son apparition sur terre. Saint Jean, le Théologien, prélude à son histoire de la manifestation du Fils de Dieu en affirmant la préexistence éternelle du Verbe. Il ne s’agit pas, lorsque nous parlons de préexistence, de cette préparation antérieure au moyen de laquelle le Seigneur s’est devancé lui-même et a vécu dans les figures, les prophéties, les promesses de l’Ancien Testament, dans le désir et l’espérance, et, par sa grâce, dans l’âme des justes ; il s’agit d’une préexistence objective et personnelle au sens rigoureux, qui le fait communier à l’éternelle vie de Dieu avant sa manifestation au monde. Les deux premiers versets nous apprennent ce qu’est le Verbe, en son être propre, et dans sa relation avec Dieu le Père.
« Au commencement, » dit saint Jean, pour désigner un commencement quelconque dans le temps, ou bien par allusion au début de la Genèse. Il remonte jusqu’à la première origine des choses, pour déclarer qu’à cette époque même le Verbe était. Non pas : il fut fait, il fut créé ; mais : il était. Notons bien la différence qu’il y a entre le creavit[efn_note]créa[/efn_note] de la Genèse, au parfait, et le verbe erat[efn_note]était[/efn_note], dans saint Jean. Ce ne sont point des vétilles grammaticales. Le parfait indique simultanéité de l’acte exprimé par le verbe avec la date qui lui est assignée : c’est, en effet, à la même date que la création a eu lieu et que le temps a commencé ; car s’il y avait eu un temps auparavant, il n’eût pas été exact de dire : in principio creavit[efn_note]au commencement il créa[/efn_note], puisque c’eût été au cours du temps qu’aurait eu lieu la création. Mais lorsqu’on reprend l’expression in principio[efn_note]au commencement[/efn_note] pour y joindre le verbe substantif à l’imparfait, cela suffit pour montrer qu’il y a précession de l’acte d’être exprimé par le verbe ; puisqu’on dit du Logos qu’il était in principio[efn_note]au commencement[/efn_note], c’est donc qu’il était avant le temps, en un mot, éternel, et Dieu. Car s’il eût été une créature, la durée créée aurait commencé avec lui ; il ne serait pas vrai de dire qu’il était au commencement, puisqu’il eût commencé avec sa durée et n’eût pas été antérieur à elle.
Verbum, ὁ λόγος. Tertullien traduit par Sermo, Ratio. Lorsque les langues humaines, qui n’ont pas été faites pour dire ces réalités, s’efforcent cependant de les décrire, elles emploient des termes approchés : ce n’est que peu à peu qu’une expression plus exacte élimine toutes les autres. Grammaticalement, Logos signifie le discours, la parole ; dans la doctrine platonicienne, c’est la connaissance certaine, souveraine, par opposition avec la simple opinion ; dans la doctrine aristotélicienne, c’est la définition, l’idée complète et exacte. Mais toutes ces acceptions sont dépassées de beaucoup par la pensée de saint Jean. Et pour que l’Apôtre, qui ne dédaigne pas, au cours de son évangile, de traduire les locutions étrangères, n’ait fourni aucune explication sur ce terme de Logos, il faut conclure qu’il éveillait dans l’esprit des fidèles d’Asie Mineure une idée définie. Qu’il y ait eu un Logos chez Platon, ou plutôt chez ses disciples, chez Philon d’Alexandrie surtout, nous ne le contestons pas ; nous ne croyons pas pourtant que ces spéculations philosophiques aient eu une part quelconque à la formation de la doctrine chrétienne. Le Logos de saint Jean n’est ni une abstraction, ni un « accident », ni une créature, mais une personne douée de pensée, d’initiative, et possédant ses actes propres. Ni le gnosticisme, qui existait dès lors, ni aucune des théories humaines ne nous semblent avoir eu titre à intervenir pour aider les chrétiens d’alors à interpréter la parole de l’évangéliste. L’Ancien Testament leur parlait de l’Ange de Dieu, de la Face de Dieu, de la Gloire de Dieu, de la Sagesse de Dieu ; les livres sapientiaux : Pr 8-9, Qo 1-14, Sg 6-9, sans parler des Apocryphes ou des livres juifs, préparaient déjà une complète révélation du mystère de la Très Sainte Trinité, ordonnée à l’épanouissement définitif de la vie surnaturelle. Mais il y avait mieux encore : avec la prédication orale, les lettres de saint Paul pouvaient sembler un commentaire anticipé de saint Jean (Col 1, 13-17 ; He 1, 3-4). Sans doute, le nom de Logos n’est pas dans saint Paul ; mais les traits que l’Apôtre donne au Fils sont ceux-là mêmes que saint Jean reconnaît au Verbe.
Le Verbe est unique : il n’est pas seul. Il puise dans le Père son être incréé et procède de lui. La même assertion évangélique nous apprend tout à la fois et la distinction du Verbe d’avec Dieu le Père, et son unité avec lui : il ne peut, en effet, être « chez Dieu » qu’à la condition d’être distinct de lui et pourtant un avec lui. L’expression ὁ Θεός, sans autre désignation, peut signifier ou le Dieu en trois personnes, ou Dieu le Père, s’il est fait allusion à la vie intime de Dieu et aux relations des personnes entre elles. Car il est le Principe sans principe : de lui naît éternellement le Fils ; de lui et du Fils procède le Saint-Esprit ; il est donc la source de la divinité. Le monde incréé et le monde créé s’appuient sur lui, et c’est vers lui, guidées par le Fils et le Saint-Esprit, que vont et gravitent les âmes. Source de la divinité pour les deux personnes qui lui sont égales et coéternelles, il possède, en sa dignité personnelle, un titre à être appelé ὁ Θεός, avec article. Il est Dieu sans exclusion des autres personnes, mais il est réellement et logiquement premier. — La Vulgate a rendu aussi bien que possible le sens de πρὁς τὁν θεόν en disant apud Deum[efn_note]chez Dieu, auprès de Dieu[/efn_note]. La préposition grecque implique mieux qu’un simple consortium, mieux qu’une simple coexistence, mieux même que le voisinage et l’intimité ; elle indique une relation profonde, une communion intime, un regard de tout le Fils vers le Père. Le Fils, en effet, est de Dieu, d’abord par son origine, origine éternelle, sans commencement ni fin : le fruit ne se sépare jamais, ici, de l’arbre qui le porte. Et sa nature est la même ; dès lors, il y a inhabitation mutuelle d’une personne dans l’autre, société étroite et indissoluble. Il y a aussi unité d’opération, comme le Seigneur l’expliquera en saint Jean. Il y a enfin dans l’être du Fils un tel mouvement de retour vers Dieu, qu’il y ramène avec lui tout ce qui est à lui.
Et Deus erat Verbum[efn_note]Et le Verbe était Dieu[/efn_note]. La divinité du Verbe, la consubstantialité du Verbe avec son Père était impliquée dans les assertions précédentes : il ne peut y avoir en Dieu que Dieu même. Pourtant, saint Jean a voulu l’attester formellement : le Verbe était Dieu. Telle est la traduction exacte de la phrase grecque, où Θεός, (sans article, cette fois, parce qu’il désigne la nature), est attribut, et ὁ Λόγος sujet. Et l’inversion qui place ici l’attribut en première ligne a été déterminée par l’attraction du verset second, où le Verbe de Dieu est désigné par le démonstratif ούτος, hoc, qu’il fallait mettre en relation étroite avec son antécédent. Ce verset second n’est pas une tautologie. En face de la doctrine juive, justement soucieuse de l’unité de Dieu, le dessein de saint Jean est de professer la distinction des personnes divines, et de nous montrer la préexistence éternelle du Verbe au sein de son Père, non comme le fruit d’un changement, comme un événement survenu en Dieu, mais comme appartenant à la vie même de Dieu : le Verbe était, au commencement, sans commencement, éternellement, chez Dieu.
Dès le verset 3 commence l’exposé des relations du Verbe avec la création. C’est par lui que toutes choses ont été faites. Le per ipsum[efn_note]par lui[/efn_note] s’appliquant à une personne, divine, qui ne saurait être un instrument, veut dire que le Verbe de Dieu est le procédé incréé et nécessaire par lequel toutes choses ont été faites. L’action de Dieu est une, comme sa nature. Pourtant, puisque la nature de Dieu est dans le Père, de qui procède le Fils, et que, du Père et du Fils, comme d’un seul principe, procède le Saint-Esprit, les théologiens reconnaissent dans l’action de Dieu, qui est sa nature même, cette même hiérarchie qui existe en la procession des personnes. Le Père, qui donne au Fils la nature divine, lui communique aussi l’action divine, et ainsi agit par son Verbe. Les termes concis dont se sert l’évangéliste réservent tacitement l’action du Père, puisque c’est par le Verbe, par son Verbe, que les choses ont été faites. Et c’en est assez pour conclure, comme la Genèse, et contre les manichéens, que toutes les créatures sont bonnes ontologiquement, non mélangées de bien et de mal ; que la création n’est pas indigne de Dieu, et que Dieu ne s’est pas avili en la produisant, comme les gnostiques le soutiennent ; enfin, que le Dieu du Nouveau Testament n’est pas l’ennemi et la contradiction du Dieu de l’Ancien, selon la rêverie des marcionites.
« Soit, réplique le gnostique ou le manichéen : toutes choses sont venues par le Verbe, elles ont été formées de ses mains. Mais l’étoffe première, la matière indéterminée de laquelle ont été faites les choses est éternelle ; elle n’a fait que se prêter au Verbe, afin, sous son action, de fournir l’immense variété des êtres. » À l’époque de saint Jean se dessinaient déjà les premiers linéaments de ces doctrines dualistes. Aussi, de positive qu’elle était : omnia per ipsum facta sunt[efn_note]par lui tout a été fait[/efn_note], l’expression de l’évangéliste devient négative, pour envelopper plus étroitement toute créature dans l’œuvre du Verbe ; sans lui, hors de l’opération divine qu’il exerce avec le Père, rien n’est venu à l’être de tout ce qui est venu à l’être. — Une divergence de ponctuation a fait attribuer deux autres sens à cette dernière partie du verset. Afin de démontrer que l’Esprit de Dieu, bien qu’il soit vie, est créature, qu’il a été produit dans le Verbe et créé par lui, l’hérésie macédonienne, au temps de saint Jean Chrysostome, affectait de lire : « Sans lui, rien n’a été fait. Ce qui a été fait en lui, était la vie, » c’est-à-dire le Saint-Esprit. Une seconde ponctuation donnait : Sine ipso factum est nihil. Quod factum est, in ipso vita erat[efn_note]Sans lui, rien n’a été fait. Ce qui a été fait, était vie en lui.[/efn_note]. Elle a eu une grande fortune. Elle contient en germe toute la théorie de l’exemplarisme divin ; saint Augustin, saint Anselme l’ont adoptée. Dieu n’agit pas à l’aventure, mais selon un idéal qu’il porte en sa pensée éternelle. Tout ce qui s’est fait dans le temps a été, de toute éternité, conçu par Dieu. Le premier berceau des créatures, c’est la pensée et le vouloir divins : avant leur apparition temporelle, elles étaient vie en lui. On se souvient des vers de Boèce :
… Tu cuncta superno
Ducis ab exemplo, pulchrum pulcherrimus ipse
Mundum mente gerens, similique in imagine formans.
Cette belle doctrine est conciliable avec la théologie la plus sévère, mais il nous semble qu’elle se rattache seulement par un lien artificiel aux paroles de saint Jean.
Du Verbe à la création vient l’être, puis la vie, enfin la lumière. C’est la division universelle de tout ce qui est créé, avec indication des degrés métaphysiques qui distinguent les choses. Être, vivre, penser, sont des communions réelles, bien que lointaines et d’ordre naturel, à celui qui est, substantiellement et à l’infini, l’être, la vie, la lumière. La vie était dans le Verbe, et ce n’est qu’en lui que nous en jouissons. Il était non seulement vie, mais lumière des hommes ; ces deux idées de vie et de lumière reviendront souvent dans la doctrine de saint Jean. La pensée est la lumière qui nous montre l’invisible, ce qui est au dedans et ce qui est au delà ; elle nous fait interpréter et dépasser de toutes parts les données de l’expérience sensible. Lorsque saint Jean écrit que le Verbe était la lumière des hommes, son dessein n’est pas d’exclure les anges : eux aussi puisent leur pensée au foyer incréé ; on voit bien que l’évangéliste envisage le Verbe comme possédant la lumière en une plénitude unique. Mais son dessein est bien plutôt d’élargir la conception courante. Il lui plaît de rappeler que, même avant cette date de l’Incarnation, où l’alliance avec Dieu est devenue universelle, nul homme n’était étranger à Dieu. À chacun est donnée par le Verbe la lumière de la pensée, afin de le guider jusqu’à la connaissance du Créateur (Sg 13, 1-9 ; Rm 1, 18-23).
Saint Jean n’insiste pas sur la fonction du Verbe communiquant la vie ; il s’arrête à l’idée de l’effusion de la lumière ; elle lui fournira une transition pour parler de la doctrine évangélique. La lumière remplit son office ; le Verbe verse de la lumière et ne se laisse pas sans témoignage auprès des hommes Et lux in tenebris lucet[efn_note]Et la lumière a brillé dans les ténèbres[/efn_note] : si la lumière brille dans les ténèbres, c’est afin de les dissiper ; mais que peut-elle en face des obscurités volontaires ? L’homme a la triste faculté de se détourner et de fermer les yeux, de retenir la vérité captive dans l’injustice, selon la parole de saint Paul. C’est en vain que la lumière brille, dès lors que les ténèbres ne l’accueillent pas. — La formule grecque traduite par non comprehenderunt[efn_note]ne l’ont pas saisie[/efn_note] se prête à une signification toute différente. Au lieu de signifier l’échec de la lumière, elle exprimerait son triomphe assuré ; nonobstant l’effort des ténèbres, la lumière ne saurait être arrêtée ni vaincue, le dernier mot lui demeure. Cette pensée est vraie ; cependant la première traduction nous paraît plus justifiée, sinon par la langue, du moins par le contexte.
Les versets 6, 7 et 8 forment parenthèse. La manifestation historique du Verbe incarné, — c’est de lui qu’il s’agit ici, — ne s’est pas accomplie sans préparation. Les âmes inattentives auraient pu le méconnaître dans l’humilité de sa venue. Aussi fut-il un homme envoyé de Dieu, et nommé Jean, qui vint, le premier en date, pour lui rendre témoignage. Telle était sa mission précise : rendre témoignage à la lumière. Les détails sur saint Jean-Baptiste et son rôle nous seront fournis dans la suite. Mais remarquons dès maintenant la place qu’occupe chez l’évangéliste le témoignage, l’affirmation compétente de quelqu’un qui sait. Remarquons surtout en quoi consiste précisément le témoignage de saint Jean-Baptiste : afin de montrer le Seigneur, il incline devant le Seigneur cette sainteté et cette grandeur que chacun lui reconnaissait. Pour que tous crussent au Verbe incarné, il n’était pas de procédé meilleur. « Tous », ce sont les Juifs et, par les Juifs, tous ceux que leur exemple et leur prédication devaient amener au Messie ; originairement, c’est le témoignage de Jean-Baptiste qui est à la base de la foi du monde. Pourtant, remarque avec insistance l’évangile, Jean n’était pas la lumière, mais sa fonction était de rendre témoignage à la lumière. En lui s’achevait, à lui aboutissait ce long témoignage qu’avait été tout l’Ancien Testament.
La parenthèse une fois fermée, la pensée de saint Jean revient à son thème premier, et se soude à la fin du verset 5, sans pourtant rompre avec le verset 8, où il a été question aussi de la lumière. Jean était « une lampe ardente et brillante » (Jn 5, 35), mais dont la clarté empruntée et adoucie devait conduire l’humanité vers une autre lumière, la vraie, celle du Verbe, celle qui allume en tout homme le flambeau de l’intelligence et lui montre ce qui est vrai, ce qui est juste, ce qui est bien, et Dieu lui-même. — Les mots « venant en ce monde » se rapportent à l’homme, selon la traduction latine ; mais le texte grec laisse la question indécise, et peut-être vaut-il mieux les rapporter à la lumière : la lumière véritable est celle qui, venant en ce monde, éclaire tout homme ; elle brillait déjà sur la terre, lorsqu’elle y est venue d’une nouvelle manière par l’Incarnation…
En tout ce prologue, le caractère hébraïque du style est très marqué : de brèves propositions, comme émiettées, groupées, réunies seulement par la conjonction et ; puis encore, dans les premiers versets, par cet artifice littéraire selon lequel le dernier mot d’une assertion devient le premier de la suivante. C’est le seul jeu de la pensée, sans aucun indice grammatical, qui parfois nous indique la valeur spéciale de la copulative monotone. En particulier, au verset 10, nous pouvons traduire : « Il était dans le monde puisque le monde a été fait par lui. Le monde n’avait commencé d’exister et ne se maintenait que par lui ; c’est lui qui porte toutes choses en sa main puissante, et la créature ne garde sa réalité qu’en lui. » Omnia per ipsum et in ipso creata sunt, et ipse est ante omnes, et omnia in ipso constant[efn_note]Tout a été créé par lui et en lui, et tout demeure en lui[/efn_note] (Col 1, 16-17). Lorsqu’un effet dépend tout entier de sa cause, il faut, pour la permanence de l’effet, l’action continue et persévérante de la cause qui le produit. Le Verbe de Dieu était donc dans le monde, les hommes étaient inexcusables de ne pas l’y reconnaître, sinon comme Verbe, au moins comme Dieu, et pourtant les sages du siècle n’en ont rien dit (Rm 1, 21).
C’est pour relever le monde de cette déchéance que le Verbe est venu, qu’il a ajouté une présence visible à sa présence divine. Il est venu, dit saint Jean, in propria, chez lui, chez les siens. Car encore que le monde lui appartînt, par droit d’auteur, il avait, pour de très justes motifs, fait de l’humanité deux parts : l’une qu’il avait laissé s’enfoncer dans ses voies ténébreuses, l’autre qu’il s’était attachée, qu’il avait aimée avec prédilection. Il était devenu le Dieu du peuple juif, et ce peuple s’appelait, jalousement, le peuple de Dieu. C’est là qu’il descendit aux jours de l’Incarnation, là où ses miracles, des bienfaits sans nombre et une singulière intimité devaient lui assurer le plus d’accueil. Et son peuple se détourna de lui. Toute la suite de l’histoire évangélique et apostolique nous a montré les Juifs devenant les adversaires forcenés de l’économie surnaturelle qu’ils avaient mission de préparer. Saint Jean, observons-le, écrit après la chute de Jérusalem.
Pourtant, même chez ce peuple ingrat, Dieu n’a pas totalement échoué : une minorité choisie a accueilli le Messie. D’autres sont venus de la gentilité, en foule innombrable, et l’ont reçu, eux aussi ; ils lui ont fait place dans leur cœur et dans leur vie, ils ont accueilli son enseignement et sa loi, ils ont reconnu la divinité de sa mission et la divinité de sa personne. Mais à tous, quels qu’ils fussent et d’où qu’ils vinssent. Dieu n’a demandé qu’une chose : la foi, la foi dans son acception plénière. Recevoir le Seigneur est corrélatif à être reçu en lui ; ceux qui ont accueilli le Verbe de Dieu ont obtenu, en lui, le titre et les droits d’enfants de Dieu, avec toutes les vertus, toutes les vigueurs requises pour soutenir leur dignité nouvelle. C’est une génération véritable ex Deo[efn_note]de Dieu[/efn_note], et comme un prolongement de la génération divine, qui les introduit dans la société du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; elle se réalise par la foi et le baptême. Ils entrent en partage de la filiation du Seigneur moyennant leur adhésion vitale au Seigneur, au nom qui est le sien, à la doctrine qui vient de lui. Ils sont vraiment nés de Dieu ; non plus d’Adam, car il y a un Adam nouveau ; non plus d’Abraham, ce qui constituait la noblesse judaïque ; non pas d’un sang matériel, ni d’un désir de chair, ni d’une volonté humaine : mais de Dieu, seule cause immédiate de cette admirable naissance. Pour constituer la réalité de leur condition d’enfants de Dieu, rien ne leur manque.
Il n’a rien manqué non plus du côté de Dieu. Sans doute, il n’appartient pas à l’être chétif que nous sommes de revêtir la nature divine, de telle sorte que nous puissions dire à Dieu : « Mon Père », au même titre que le Verbe ; mais Dieu y a pourvu, et dans la personne même du Verbe. Unius naturae sunt vitis et palmites, dit saint Augustin ; propter quod cum esset Deus, cujus naturae non sumus, factus est homo, ut in illo esset vitis humana natura, cujus et nos homines palmites esse possemus (Tract, LXX in Joan.). Le verset 14 explique virtuellement notre filiation divine et se rattache ainsi au précédent : mais il continue surtout la ligne maîtresse du prologue, dessinée par les versets 1, 2, 14 : il nous apprend l’avènement visible sur terre de ce même Verbe qui, de toute éternité, était au sein de Dieu. Et Verbum caro factum est[efn_note]Et le Verbe s’est fait chair[/efn_note] : et le Verbe s’est fait chair ; non qu’il se soit converti en un élément matériel, non qu’il n’ait pris toute la nature humaine, l’âme comprise : mais il fallait, contre le gnosticisme et le docétisme, affirmer la réalité physique de la nature humaine en Notre-Seigneur Jésus-Christ. Rien n’y était plus propre que la forte expression de saint Jean, avec la remarque qui suit : et habitavit in nobis[efn_note]et il a habité parmi nous[/efn_note]. Le Verbe lui-même est venu parmi nous, il a établi sa demeure chez les enfants des hommes, dans une intimité qui dépasse tout ce qu’avait connu l’Ancien Testament.
Saint Jean atteste, en témoin oculaire, le fait historique de l’Incarnation. Le Verbe a demeuré avec nous, nous avons vécu avec lui et, poursuit-il, nous avons vu sa gloire. Ces paroles semblent répondre à celles de saint Pierre, dans sa seconde Épître (1, 16-18) ; elles font sans doute allusion au jour où les trois disciples privilégiés contemplèrent la gloire du Seigneur transfiguré. Lorsque l’évangéliste ajoute que cette gloire était quasi Unigeniti a Patre[efn_note]comme celle qu’un Fils unique tient de son Père[/efn_note], gardons-nous de l’entendre d’une gloire approchée, diminuée, et de traduire : presque, ou à peu près celle du Fils unique de Dieu. Le terme grec traduit par quasi n’a pas la valeur d’une atténuation ou d’un à peu près, mais le sens de la convenance et de l’équité. Lisons donc : la gloire telle qu’elle convient au Fils unique de Dieu, telle qu’elle ne peut appartenir qu’à lui. Et le terme nouveau dont saint Jean se sert : Unigeniti a Patre, nous montre que le Verbe est Fils, Fils unique, procédant du Père, et par conséquent Dieu comme lui. Quant aux mots : « plein de grâce et de vérité », ils se rattachent à ceux-ci : « et il a habité parmi nous » ; leur signification exacte nous sera fournie dans un instant (verset 17).
Selon le procédé qui lui est familier, saint Jean fait suivre son exposé doctrinal de quelques réflexions personnelles. Il revient d’abord au Précurseur, pour résumer un témoignage dont il donnera ensuite le détail circonstancié ; son intention n’est pas encore d’entrer dans le récit historique, qui ne commencera qu’avec le verset 19. Jean-Baptiste affirme, lui aussi, la préexistence du Verbe, lorsqu’il rend témoignage au Messie et proclame très haut en s’adressant aux Juifs : Il est celui-là même dont je disais, avant de l’avoir rencontré et baptisé : Celui qui vient après moi m’a devancé, car il était avant moi. Il vient après moi par l’âge, par la date de son ministère, par sa situation en Israël, et je le devance en qualité de héraut ; mais il est réellement au-dessus de moi et antérieur à moi.
Dans les versets 16, 17, 18 les réflexions de l’évangéliste se poursuivent, inspirées par la finale du verset 14 : plenum gratiae et veritatis[efn_note]plein de grâce et de vérité[/efn_note]. Le Verbe incarné est la source où tous, Juifs et gentils, nous avons puisé ; c’est de sa plénitude que tout nous est venu : l’être, la vie, la lumière, dans l’ordre naturel ; mais surtout l’être d’enfants de Dieu, et la vie surnaturelle, et la lumière de grâce, en attendant la lumière de gloire. Ainsi nous retrouvons, sous la plume de saint Jean, la même doctrine qu’a prêchée saint Paul : la plénitude dont nous parlent les épîtres aux Colossiens et aux Éphésiens ; la vie surnaturelle dont l’Apôtre entretient les Corinthiens, les Galates, les Romains ; la grâce, qui s’accroît et se dépasse sans cesse, qui récompense par des largesses nouvelles notre fidélité d’hier. Remarquons encore que le Seigneur n’est pas une source étrangère à laquelle nous venions puiser ; c’est une richesse en qui nous entrons, une plénitude vivante en qui nous demeurons, — de même que le Fils est immanent à celui de qui il procède.
Saint Jean a prononcé le nom de « grâce » : il en prend occasion pour noter, à la manière de saint Paul, combien les conditions de la vie religieuse sont différentes aujourd’hui de ce qu’elles étaient naguère : « Car la Loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ. » Moïse nous a donné la Loi, cette chose froide, impuissante et irritante, lorsqu’elle est seule. Encore ne venait-elle de lui que comme d’un intermédiaire et d’un ministre. Mais Jésus-Christ en personne est la plénitude d’où découlent, sur le monde entier, ces dons incomparablement supérieurs à la législation mosaïque : la grâce et la vérité. La grâce, c’est-à-dire l’adoption affectueuse, la bienveillance de Dieu restituée aux hommes en Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec tous les dons surnaturels dont cette bienveillance est la source : la vérité, c’est-à-dire la réalité et l’achèvement de tout ce que l’Ancien Testament ne contenait qu’en préparation et en figure, le témoignage effectif de la fidélité de Dieu à ses promesses, en d’autres termes la vérité religieuse parfaite.
Et l’évangéliste veut que nous sachions bien, non pas seulement que cette vérité nous est venue, de fait, par Jésus-Christ, mais qu’elle ne saurait nous être acquise que par lui. La vérité, au sens johannique, implique une connaissance profonde de Dieu, par voie de communion à son mystère. Or nul homme vivant n’a jamais vu Dieu. Les yeux de notre corps ne l’ont jamais aperçu : cela va de soi, puisque Dieu est esprit ; mais l’intelligence elle-même est impuissante à nous faire voir Dieu tel qu’il est. Notre raison se borne à nous avertir de l’invisible, elle ne nous le montre pas. Elle nous oblige, au moyen de cette vigueur dialectique qui est en elle, à constater que si Dieu n’existait pas, la création ne serait pas ; or la création est, donc Dieu est. Et non seulement, par l’intelligence, nous reconnaissons qu’il est, mais nous attribuons à cet être premier tout ce sans quoi la création serait inexplicable ; nous sommes amenés, par l’étude des choses créées, à conclure que le Créateur possède, à l’infini et dans la simplicité de son être, toutes les perfections. Mais s’il y a en Dieu des beautés qui n’ont laissé dans la création aucun vestige, comment le saurons-nous ? Quel docteur humain nous renseignera sur la vie intime de Dieu ? Qui nous dira sa pensée secrète, son dessein dernier au sujet du monde et de nos âmes ? Le Fils unique de Dieu, répond saint Jean, ou, selon une leçon très fondée, le Dieu, unique engendré, μονογενής Θεός, qui est dans le sein du Père, c’est lui qui a fait connaître Dieu.
Ainsi, cette première page de l’évangile nous a appris ce qu’est le Verbe pour Dieu ; ce qu’est le Verbe pour la création : source d’être, de vie, de lumière ; ce qu’il fut pour l’humanité, même avant son Incarnation ; ce qu’il est pour l’humanité, depuis qu’il a revêtu notre chair ; enfin, à quel point l’alliance inaugurée par lui dépasse le système religieux qui l’a précédé. Et le prologue se termine en ramenant notre pensée à ce sanctuaire de la vie divine où les premiers versets l’avaient introduite. — Lisons maintenant la généalogie humaine du Seigneur.